Les leçons que l’UE devrait tirer des erreurs stratégiques américaines en Afghanistan

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Après 20 ans de guerre, la crise en Afghanistan souligne la nécessité de développer l’autonomie stratégique de l’Union Européenne. Julien Théron, enseignant en conflits et sécurité internationale à Sciences Po, présente son analyse.
Je ne suis pas convaincu par l’idée selon laquelle l’identité européenne n’implique rien d’autre qu’une compréhension passive du monde. Être européen, c’est croire que l’on peut trouver de la richesse dans la diversité et la coopération, et tirer un grand bénéfice de nos actions communes. C’est une approche active de l’histoire, qui implique des enseignements sévères et nous force à en tirer des leçons proactives pour aujourd’hui. C’est comprendre qu’un destin commun sur le continent ne peut exister sans des régimes démocratiques respectueux des droits de l’homme et le système d’équilibre des pouvoirs de l’État de droit. Pour moi, le seul élément “accidentel” de cette identité européenne est donc moi l’incroyable chance d’être né sur ce continent. Hériter de sa paix, de sa stabilité et de sa démocratie implique sans nul doute une conscience et une responsabilité fortes en retour. Photo par Ivan FELDZER

Le débat sur la nécessité de développer plus avant une “autonomie stratégique » européenne a été alimenté par la distanciation de Donald Trump vis-à-vis du vieux continent, ainsi que par l’émergence de la Commission Européenne “géopolitique” d’Ursula von der Leyen. Les relations entre l’UE et les États-Unis sont en effet au cœur de la capacité du continent à s’établir comme un acteur mondial. La débâcle en Afghanistan apporte de nouvelles perspectives en ce sens, ce qui devrait non seulement animer un débat politique fertile, mais également se transformer en réalité institutionnelle – à condition bien sûr que les enseignements des erreurs stratégiques soient tirées comme il se doit.

L’Occident ne peut plus se permettre de gérer ses conflits avec maladresse, comme cela a été le cas en Afghanistan. Une telle gestion a des conséquences catastrophiques, non seulement sur son autorité politique dans le monde, mais aussi sur sa capacité stratégique. Il est crucial d’éviter les erreurs qui ont mené à cette débâcle en établissant l’autonomie stratégique de l’UE comme un pilier efficient de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

Une menace mal évaluée

A la veille du 11 septembre, la menace que représentait Al-Qaïda a été extrêmement mal évaluée : c’était une organisation habile, compétente et dangereuse, malgré une taille limitée du fait de son mode opératoire clandestin. La grenouille rêvait d’être aussi grande que le bœuf et cherchait à remplacer la Pax Americana de l’après-guerre froide par un califat salafiste mondial idéalisé.

Bien que l’attaque du 11 septembre n’ait été organisée que par un petit nombre d’agents d’Al-Qaïda, les États-Unis ont demandé à leurs partenaires européens de participer à l’une des coalitions militaires les plus formidables que le monde ait jamais connues. Le 11 septembre était un piège destiné à faire enfler le jihadisme – piège dans lequel les États-Unis se sont engouffrés, et les Européens avec eux.

Un interventionnisme aventureux

La décision d’envahir l’Afghanistan était ancrée dans la politique intérieure des États-Unis. Les citoyens avaient besoin d’être rassurés. L’attaque du 11 septembre avait laissé les Américains en état de choc, les poussant à réclamer une réaction forte et des mesures apparemment rassurantes de la part de Washington. Mais la décision d’intervenir en Afghanistan s’est avérée malavisée. Elle a renforcé le discours politique d’Al-Qaïda et a fourni un champ de bataille à un prétendu choc des civilisations. Les États-Unis ont aidé la grenouille à se transformer en bœuf, ce que les Européens, au regard de leur histoire, auraient dû comprendre.

L’intervention en Afghanistan a encouragé les partisans d’Al-Qaïda. Elle a fourni aux jihadistes un terrain d’opérations suffisamment étendu pour annuler l’asymétrie des forces, leur permettant ainsi de bénéficier de lieux sûrs dans l’Hindou Kouch et de bases arrière au Pakistan. Les stratèges des deux côtés de l’Atlantique ont pensé à tort qu’une gigantesque démonstration de guerre conventionnelle serait la bonne réponse.

Plus l’armée est importante, plus la victoire est-elle certaine ? Certainement pas. On peut trouver des exemples du contraire dans tous les chapitres de l’histoire de la guerre.

La mauvaise gestion du conflit

Motivés par la crainte de l’engrenage militaire ou du fait de réserves politiques, les Européens se sont montrés généralement plus disposés à assurer des missions civilo-militaires que des rôles de combat. Ils ont néanmoins endossé des responsabilités au sein de la Force internationale d’assistance à la sécurité et de la mission « Soutien Déterminé » de l’OTAN. Ils ont cependant cessé de participer aux actions plus dures soutenues par les États-Unis au cours du conflit, alors que les mauvais traitements et les assassinats par drones s’avéraient politiquement catastrophiques sur le vieux continent. Cependant, si les Européens ont compris assez tôt les échecs de la République islamique d’Afghanistan ainsi que la nécessité de mieux aborder le conflit, ils n’ont guère plaidé pour une approche plus efficace auprès de leur partenaire américain.

En effet, l’armée américaine s’est immédiatement retrouvée dans l’incapacité de gérer la situation sur le champ de bataille. Les États-Unis n’ont pas agi de “manière mesurée” comme l’avait déclaré le secrétaire à la Défense de l’époque, Donald Rumsfeld.Ensuite, l’affirmation selon laquelle ils se battraient jusqu’à ce que les réseaux terroristes soient “détruits” s’est également révélée fausse. Barack Obama a accru leurs capacités militaires, avant d’engager un retrait de troupes substantiel. Après lui, Donald Trump a considéré les talibans comme non seulement respectables, mais même fiables dans la lutte contre le terrorisme (bien qu’ils continuent d’organiser des attentats), déclarant qu’il était “temps que quelqu’un d’autre se charge de ce travail, et [que] ce quelqu’un sera[it] les talibans”.

Enfin et surtout, contrairement au discours officiel de Washington, les États-Unis n’ont pas du tout réussi à atteindre leurs objectifs. L’Afghanistan n’a jamais cessé d’être un sanctuaire du terrorisme international. L’Emirat islamique des talibans n’a jamais cessé d’exister, et il a même été autorisé à revenir. Il s’est même permis de reprendre le pouvoir sans respecter les clauses de l’accord, qui l’unissait aux Etats-Unis, et qui prévoyaient un cessez-le-feu accompagné de négociations avec les autres parties du pays.

Vingt ans plus tard, malgré le soutien des États-Unis et de l’Europe, la République islamique d’Afghanistan s’est avéré n’être rien de plus qu’un échec.

La sous-estimation des conséquences du retrait

En dépit des renseignements exacts qu’elle avait reçus, la gestion de la situation par l’administration Biden a été si calamiteuse qu’elle a poussé Washington à fuir le pays en abandonnant collaborateurs et matériel, un geste qui a eu des conséquences significatives. De l’administration Trump à celle de Biden, les Européens se sont pliés à la volonté de Washington. Malheureusement, les impacts de ce fiasco n’ont pas été pris suffisamment au sérieux. L’ampleur considérable de la débâcle en Afghanistan aura un impact profond sur la géopolitique mondiale.

Le conflit en Afghanistan, tout comme celui qui lui a succédé en Irak, a entaché la crédibilité stratégique des États-Unis aux yeux de leurs ennemis, mais aussi de leurs alliés. Il demeurera sans nul doute une étape clé dans le combat des mouvements terroristes et de guérilla anti-occidentaux, ainsi que pour les grandes puissances compétitrices. Au stade actuel, la défaite ne pourrait pas être pire. Les Européens ont accepté de suivre les États-Unis dans cette aventure géopolitique par solidarité, sans exprimer leurs préoccupations légitimes quant à la pertinence de la guerre mondiale contre la terreur. Même lorsqu’ils ont compris que les États-Unis avaient mal conduit et mal géré le conflit afghan, ils ont conservé une attitude de partenaire junior. Pourtant, il aurait été dans l’intérêt de tous les acteurs de pouvoir mettre en oeuvre une autonomie stratégique européenne solide, capable d’influencer la stratégie directrice – et défaillante – des États-Unis en Afghanistan.

* Julien Théron est enseignant en conflits et sécurité internationale à Sciences Po..

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Je ne suis pas convaincu par l’idée selon laquelle l’identité européenne n’implique rien d’autre qu’une compréhension passive du monde. Être européen, c’est croire que l’on peut trouver de la richesse dans la diversité et la coopération, et tirer un grand bénéfice de nos actions communes. C’est une approche active de l’histoire, qui implique des enseignements sévères et nous force à en tirer des leçons proactives pour aujourd’hui. C’est comprendre qu’un destin commun sur le continent ne peut exister sans des régimes démocratiques respectueux des droits de l’homme et le système d’équilibre des pouvoirs de l’État de droit. Pour moi, le seul élément “accidentel” de cette identité européenne est donc moi l’incroyable chance d’être né sur ce continent. Hériter de sa paix, de sa stabilité et de sa démocratie implique sans nul doute une conscience et une responsabilité fortes en retour. Photo par Ivan FELDZER
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